Jacques Lusseyran : la lumière sans la vue

Jacques Lusseyran, écrivain devenu aveugle dans son enfance, a dirigé un réseau de résistance à l’âge de 20 ans, a été déporté et est ensuite devenu professeur d’université aux Etats-Unis. Il témoigne de ce que la joie et la lumière sont à l’intérieur de nous, dans ses deux livres « Et la lumière fut », suivi de « Le monde commence aujourd’hui ». Voici ses phrases qui m’ont le plus marqué.  

La joie ne vient pas du dehors. Elle est en nous, quoi qu’il arrive. La lumière ne vient pas du dehors. Elle est en nous, même sans les yeux.

[Parlant d’un homme qu’il a connu au camp de concentration de Buchenwald ] : 

On allait à Jérémie comme à une source. Il y avait dans cet océan de souffrance une île : un homme qui ne criait pas, qui n’appelait personne à l’aide, qui avait sa suffisance. Un homme aussi qui ne rêvait pas à autre chose, qui acceptait pleinement le fait d’être à Buchenwald. Il avait les yeux solidement ouverts sur nos misères et il ne cillait pas. Il n’avait pas peur.

Nous, nous rêvions sans cesse à autre chose, nous ne voulions pas de Buchenwald, nous n’y étions pas. Et à chaque retour au réel, Buchenwald était quand même là et il faisait mal.          

La joie dans un camp de concentration

Jérémie trouvait de la joie en plein bloc 56. Il en trouvait là où nous ne trouvions que la peur. Et il en trouvait en si grande abondance que nous la sentions, lui présent, monter en nous. 

Quelle joie ? Que sais-je ? La joie, cela ne vous suffit pas ?  La joie de découvrir que la joie existe, qu’elle est en nous, exactement comme la vie, sans avoir besoin d’aucune condition et donc qu’aucune condition, même la pire, ne saurait la tuer. 

Jérémie était une prière vivante. Pour lui, et pour nous à travers lui, le monde était sauvé à chaque seconde, la bénédiction n’avait pas de fin. Et quand elle cessait c’était que nous n’en voulions plus, que nous avions cessé, nous et pas elle, d’être joyeux. 

Ce qu’il y avait de surnaturel en lui, de toute évidence cela ne lui appartenait pas, c’était fait pour être répandu autour de lui.  Il avait entièrement arrêté de juger ce qui lui arrivait. Jérémie avait touché au fond de lui et libéré le surnaturel. Ou, si ce mot vous gêne, l’essentiel, ce qui ne dépend d’aucune circonstance. Ce qui peut exister en tout temps et en tous lieux, dans la douleur comme dans le plaisir. Il avait rencontré la source de vie. Et, bien sûr, il avait été aussitôt inondé de transparence, de propreté. Il avait découvert que Dieu est là, en chacun des hommes à égalité, à chaque seconde tout entier et que nous pouvons en prendre conscience à tout moment.    

[Parlant de l’Amérique des années 50, dans laquelle il vit, qui découvre la société de consommation et ses plaisirs] :   

La liberté politique, c’est bien. La liberté sociale, c’est bien. Mais il est une autre forme de liberté, encore plus importante : la liberté intérieure. Je veux dire l’indépendance par rapport aux biens matériels et aux services qui s’offrent à nous. De manière fondamentale, l’indépendance par rapport au monde extérieur. 

Les objets sont des pièges, qui se referment d’autant plus vite qu’ils sont plus parfaits.                                                                                             

La seule richesse véritable, c’est celle de la vie intérieure  

[Parlant de sa manière de percevoir le monde] : 

La lumière c’est mon élément. J’en suis fait. Mais vous aussi, vous êtes faits de lumière. On vous dit que la lumière n’est pas en vous, mais au-dehors de vous. Par expérience je sais que c’est faux. Et c’est pourquoi j’ai été joyeux même dans les pires moments de mon existence. 

Cette liaison de la lumière et de la joie, c’est le fait central de mon expérience. Quand je dis lumière je ne pense pas aux objets lumineux et aux reflets qui forment le monde visuel. Je pense à la source qui, elle, est au-dedans. La source précède les objets, c’est pourquoi on peut la voir même s’il n’y a aucun objet à voir. Ce courant essentiel de lumière, cette puissance de lumière n’attend pas que nous nous servions d’elle. Elle existe en permanence et quelle que soit notre perception. 

Accepter ce qui est

Il n’y a pas d’infirmité. C’est ce que j’ai appris en étant aveugle. Si Dieu, la nature, la vie – comme vous voulez l’appeler – semble nous retirer quelque chose, ce ne sont jamais que des apparences et des habitudes qu’il nous retire. La seule infirmité, ce n’est ni la cécité, ni la surdité, ni la paralysie – aussi dures qu’elles puissent être à vivre – c’est le refus de la cécité, de la surdité, de la paralysie. 

Je ne prêche pas le renoncement, mais le bon sens, c’est-à-dire l’amour de ce qui est, quoi que ce soit. 

Croire que la seule réalité est extérieure, c’est vider le monde de sa substance. Sans la lumière que nous portons en nous, jamais nos yeux ne pourraient s’ouvrir sur les objets et les lumières du monde. Si la vibration fondamentale n’était pas en nous, jamais nous ne pourrions percevoir un son. Si Dieu n’était pas en nous, jamais nous ne pourrions espérer devenir des hommes. 

La paix vient de l’intérieur

La paix intérieure c’est d’être entièrement attentif au monde tel qu’il est, dans la communion avec lui et sans le diviser entre ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas. Nous passons notre temps à préférer les jugements que nous portons sur le monde au monde lui-même. Tout ce qui fait accepter la vie est bon. Tout ce qui nous la fait refuser est médiocre et provisoire. 

Quelqu’un me dit : « vous n’êtes pas raisonnable, vous ne parlez que de bonheur, de joie et de paix. Mais que faites-vous de toutes les souffrances du monde ? Qu’allez-vous dire si on vous parle de la mort possible de notre terre ? »

Je dirais que j’en ai peur et que j’essaie d’y penser sérieusement à cette mort. Mais justement, s’il est question de mort, parlons de vie, c’est le plus urgent. Pour être en paix avec le monde et voir ce qui l’anime et lui donne vie en permanence, il suffit de ne pas s’opposer à lui. 

La vraie vie est intérieure

J’ai faim d’une chose qui n’aurait pas de fin. Faute d’autre mot, je l’appelle vie intérieure. La vie intérieure ne consiste pas en les mouvements de mon âme par opposition à ceux de mon corps ou de ma raison par opposition à mes instincts. Âme, instincts, corps, raison, tout cela vieillit, s’abime et peut se tromper, je n’y crois pas. 

La vie intérieure c’est savoir que la paix n’est pas dans le monde, mais dans le regard de paix que nous portons sur le monde. C’est savoir que la joie n’est pas dans le monde extérieur, comme si c’était un bonbon dans une bonbonnière. C’est savoir que la joie n’est pas pour demain, mais pour maintenant. Savoir qu’aucun évènement extérieur, même le plus paisible, ne nous donnera la joie. Et cela pour la simple raison que nous l’avons déjà. Toute la vie nous est donnée avant que nous la vivions. Toute la vie nous est donnée dans chaque seconde.  Mais il faut toute une vie – il faut peut-être plus – pour devenir conscient de ce don.    

Il y a une réalité, c’est que nous pouvons accueillir la vie. Nous avons ce droit. La lumière frappe à notre port et si nous ne la refusons pas, nous pouvons, avec elle, éclairer toutes choses et tous ceux qui nous entourent. Nous avons l’amour et, avec lui, nous pouvons aimer les êtres, même les plus particuliers. 

Je ne voudrais pas sortir de ma place. Je voudrais apprendre à n’en plus sortir. Car je sais que ma place est dans la joie.                                                                              

En savoir plus sur la vie stupéfiante de Jacques Lusseyran : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Lusseyran

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